Jeu vidéo et cinéma - 1e partie

Le cinéma est-il l'avenir du jeu vidéo ? La question paraît aussi absurde que de se demander si le théâtre est le futur du cinéma. Comment comparer un médium fondé sur un mode de fiction linéaire à un autre qui mise tout sur l'apprentissage d'un système de jeu ? Pourtant, en courant après le cinéma, le jeu vidéo pourrait trouver un nouveau rapport au monde, qui lui a si souvent manqué. Tout en esquissant une définition à la fois technique, philosophique et poétique du jeu vidéo, ce texte tente, à partir d'exemples récents, d'analyser les enjeux d'une telle rencontre.

I. Mécaniques cathodiques

Comme celle du cinéma, l'histoire du jeu vidéo démarre dans des laboratoires avant de rejoindre le circuit commercial des foires. Pour rompre avec ces origines foraines et faire œuvre, l'un et l'autre ont dû apprendre leur langage au fur et à mesure des évolutions techniques, chaque nouvel outil bouleversant les possibilités artistiques, créatives, poétiques et philosophiques du médium. C'est là le premier et sans doute le plus important point commun entre le jeu vidéo et le cinéma, qu'on n'a cessé de vouloir rapprocher alors que tout les a si souvent séparés, à commencer par leurs procédés initiaux respectifs. 

Tennis for Two au laboratoire national de Brookhaven (USA), en 1958

Le cinéma commence avec le spectacle vivant et ne le quittera jamais, jusqu'aux expérimentations d'un James Cameron qui emploient le numérique pour faire exister l'impossible à l'écran. Le jeu vidéo part quant à lui d'une conception mécanique de la représentation animée du monde : la préhistoire du jeu d'arcade est composée de petits théâtres de marionnettes interactifs (le Musée mécanique de San Francisco abrite une large collection de ces curiosités). Là où le cinéma n'a cessé de faire oublier la technique pour sublimer et révéler la réalité, par tous les moyens de la fiction et de l'enregistrement, le jeu vidéo a dû la transformer en système : en un moyen, au départ minimaliste et abstrait puis toujours plus complexe et réaliste, de faire exister des mondes ou des idées par les moyens d‘une mécanique.

The French Execution - Musée mécanique (San Francisco, USA)

On dit souvent que le jeu vidéo fabrique des mondes, mais il ne propose pas l'exploration d'une réalité qui serait coupée de la nôtre, dont les casques de réalité virtuelle seraient l'interface immersive ultime. Il y a toujours moins de virtuel que d'actuel, et le jeu vidéo pourrait se définir comme une pratique concrète et mécanisée des images, à la temporalité immédiate et au besoin de feedback permanent. Le jeu vidéo est un rêve éveillé éclairé au néon, là où le cinéma est la projection de ce rêve. Reste à savoir si ce rêve peut être un inconscient collectif du monde, où s'il est voué à rester une activité (ré-)créative mais solitaire.

Cemetery of Splendour, d'Apichatpong Weerasethakul © Kick the Machine et alii

II. The Player(s)

Il s'agit moins d'interactivité (celle-ci existe dans toutes les expériences audiovisuelles — film, série, voire photographie) que de rapports, de mouvements, de mécanismes, d'architectures, c'est-à-dire d'espace, de temps, de règles et de relations. Fidèle à ses origines, le jeu vidéo en revient toujours à la mise en mouvement d'un théâtre miniature. Le jeu exige d'apprendre à animer une réalité en attente, pour la remplir, l'habiter, l'articuler, la faire durer, la transformer. Plusieurs critiques (notamment Tevis Thompson dans ce texte en anglais) ont essayé d'établir des relations entre le jeu vidéo et l'existentialisme, expliquant que le joueur, davantage que le lecteur ou le spectateur d'une œuvre linéaire, dessine une trajectoire personnelle dans un jeu qui ne serait, en fin de compte, jamais le même pour tous.

Her de Spike Jonze © Annapurna pictures - Warner

Le succès des gameplays (reproductions de parties de jeu vidéo) sur YouTube et sur Twitch vont dans le sens de cette théorie : le joueur aime regarder l'autre jouer, assister à son expérience qui à la fois diffère de la sienne et y ressemble. Jouer, c'est exercer sa singularité dans le cadre d'un ensemble de règles à assimiler, chaque nouveau jeu constituant un nouvel apprentissage, donc une nouvelle manière de s'affirmer — ce qui ne signifie pas toujours vaincre ou dépasser (un système, un monde, un score, l'autre), mais réagir à un ensemble de potentialités avec un certain nombre de contraintes.

Robox gameplay © WeLoveGames

III. De Metal Gear à Hitchcock

Rapprocher le jeu vidéo du cinéma implique presque toujours de résoudre d'abord un problème de narration, et donc d'en revenir à des questions ouvertes depuis longtemps par le jeu de rôle : cette mutation doit s'accommoder de la place prise par le joueur, et du système qu'il contrôle. Parmi les nombreux exemples qu'offre l'histoire du jeu vidéo, la célèbre saga Metal Gear est un bon exemple de jeu narratif accordant une grande place au joueur, et dont l'histoire, entre sa première (1987) et sa dernière mouture (2015), permet d'observer quelques aspects de la singularité du médium.

Metal Gear Solid (1987) © Konami

Transformé par les évolutions techniques et par la science du game design, Metal Gear n'a cessé d'offrir plus de liberté au fil du temps : celle de conquérir un espace par les variables d'une mécanique de jeu qui n'ont jamais été aussi étendues. Le joueur est ainsi passé de la carte (un jeu en deux dimensions, simplifié) au territoire (trois dimensions, en monde ouvert), voyant ses possibilités d'actions décupler tout en gagnant en réalisme visuel. Série obsédée par le cinéma (en particulier par Alfred Hitchcock, la principale des nombreuses références de son auteur, Hideo Kojima), Metal Gear contrebalance ses longues cinématiques (scènes pré-calculées non interactives, comme « filmées ») par l'exploitation d'un système, désormais optimal. Tout en composant l'une des visions les plus pops et insolites de la guerre au XXe siècle, Kojima a pris le médium au pied de la lettre, allant jusqu'à truffer la série de détails réflexifs, ou à récompenser celui qui suivra la voie la plus proche de la morale pacifique du jeu (en ne tuant aucun ennemi), et donc de l'auteur.

Metal Gear Solid V © Konami

Plus que jamais avec Metal Gear, le joueur est au centre, jusque dans l'univers encyclopédique délirant qu'il propose. Mais regarde-t-il ailleurs ? Et en quoi le cinéma y est-il autre chose qu'un chapelet de références et d'interludes narratifs, ou au mieux une relecture formelle (comme celle du plan-séquence façon Hitchcock dans La Corde, dans l'épisode Ground Zeroes) ?

IV. Devenir Indiana Jones

Si le jeu vidéo est une image mécanisée, et non comme le cinéma une projection d'images enregistrées de façon mécanique, le premier est toujours revenu pousser la porte du second, pour des raisons multiples. Depuis longtemps les films constituent un environnement culturel proche, populaire, sur lequel les jeux se sont facilement appuyés pour imaginer des univers, des genres, des esthétiques. Au gré de son évolution technique et de compétences professionnelles qui n'ont cessé de se croiser (Hollywood intégrant dans le même temps toujours plus d'images de synthèse), le jeu vidéo est allé chercher dans le cinéma un mimétisme visuel susceptible d'offrir une qualité spectaculaire qu'il n'aurait pas. Ainsi de l'emblématique série Uncharted, initiée en 2007 et qui, à partir d'une apparence cinématographique familière, faite de références hollywoodiennes qui empruntent à Steven Spielberg, à Robert Zemeckis ou à John McTiernan, a voulu donner à la fois plus de crédibilité et plus de force de sidération aux images.

Uncharted 2 -Naughty Dog

Certaines scènes des jeux visent à susciter chez le joueur l'impression troublante de se voir projeté dans un film d'action ébouriffant, dans lequel on serait à la fois spectateur et acteur, précipité dans un déchaînement de péripéties scénarisées où l'on garde le contrôle du personnage (au détriment de la finesse du système de jeu, peu compatible avec la linéarité du blockbuster cinématographique). Si Uncharted offre une relecture intéressante du montage et du classicisme hollywoodiens, il reste néanmoins un exercice formel, où le cinéma reconfigure le rapport du jeu à la caméra, au rythme, à l'espace ou encore à son propre système. C'est le cas encore de The Order : 1886 (2015), jeu d'action inspiré par Uncharted et qui a poussé dans ses retranchements le concept du film-jeu interprété par des acteurs. La caméra embarquée, au plus près des personnages et de l'action, vise ici à transcender les mécanismes du jeu vidéo pour atteindre cet effet de surcouche cinématographique (on va jusqu'à imiter les effets optiques des objectifs de cinéma) censé permettre une proximité plus intense avec la scène, les corps et chaque élément du décor.

The Order 1886 © Ready at Dawn

V. Des moutons électriques

Au-delà de cet effet de surcouche cinématographique, le mimétisme dans la reproduction du vivant, propre à l'enregistrement machinique qu'effectue le cinéma, a toujours été pour le jeu vidéo un horizon, sinon une frustration. Certains jeux sont allés jusqu'à intégrer des séquences filmées, comme le récent et fascinant Her Story (2015) où le joueur résout une énigme à partir d'enregistrements vidéo dont il doit déduire le sens en observant le jeu d'une actrice.

Her Story © Sam Barlow

D'autres jeux, essentiellement durant les années 1990, ont eu recours à ce procédé, avec des succès pour la plupart mitigés, la majorité ayant voulu intégrer de la mécanique à une image enregistrée, par essence incompatibles. L'évolution technique a toutefois permis de pallier cette limite en donnant lieu à des jeux au photoréalisme toujours plus saisissant. C'est devenu la marotte du studio français Quantic Dream (Beyond: Two Souls, Heavy Rain), fasciné par cette quête du vivant au point d'employer des acteurs de cinéma pour créer ses personnages, et de faire de chaque jeu un défi technique doublé d'une révolution péremptoire, clamant la quasi-disparition des mécaniques.

Beyond Two Souls © Quantic Dream

En effet, simuler le rendu visuel du cinéma ne se borne pas à une question de style mais va jusqu'à questionner l'identité du jeu vidéo, et surtout à déplacer le rapport du jeu au monde. Quand le grand architecte de Quantic Dream, David Cage, parle d'émotion en étayant ses thèses par le plan final du Vol du grand rapide (le premier « vrai » regard caméra de l'histoire du cinéma, au terme d'un film d'Edwin S. Porter qui date de 1903), il entend montrer le but ultime à atteindre : retrouver la magie de l'enregistrement, cette illusion d'une vérité supérieure de la fiction par l'image qui, par son rapport au réel (et donc à un espace concret et partagé), rendrait possible une conscience commune. Detroit : Become Human, prochain jeu de David Cage et relecture à peine voilée des thèses sur l'intelligence artificielle et sur la robotique qu'on trouve chez Isaac Asimov ou Philip K. Dick, devrait être l'aboutissement narratif, esthétique et théorique de cette obsession — l'idéal du jeu vidéo étant à chercher, pour Cage, du côté de la figure de l'androïde, cette créature qui, tant en littérature qu'au cinéma, sert à révéler ce qui nous rend humain.

Detroit Become Human © Quantic Dream

VI. Nouvelle vague ?

En recourant au cinéma, le jeu vidéo s'invente une esthétique qui reproduit les effets de réel du premier : la simulation des effets optiques créés par les objectifs de prise de vues, associée à un rendu photographique de la lumière, produit des univers de jeu qui semblent filmés, où l'on joue avec les contraintes d'une pellicule imaginaire (The Evil Within de Shinji Mikami, chef d'œuvre du jeu d'horreur en faux 35 mm). Ces images impliquent, par leur esthétique, un nouveau rapport du joueur au sentiment du réel. Elles permettent de trouver, dans le cadre du jeu vidéo, une place, un espace — une impression de vérité des affects, de l'être-là, du monde — plus cruciaux, plus intenses. Mais faut-il forcément en passer par là pour enfin parler de nous ?

The Evil Within © Bethesda

On admet aujourd'hui que la bande dessinée est aussi légitime que la littérature : pourquoi le jeu vidéo ne se suffirait pas à lui-même ? Depuis quelques années, le vaste mouvement du jeu vidéo indépendant a non seulement fait bouger les lignes (avec des auteurs plus libres, échappant aux contraintes industrielles et travaillant des sujets variés, parfois plus proches du quotidien, de l'intime, des questions d'identité ou de politique — Gone Home, Papers, Please, Depression Quest, Digital : A love story pour n'en citer qu'une poignée), mais, les limitations techniques aidant, il a su aussi se défaire de cette fascination pour le cinéma. Avec peu de moyens, cette nouvelle vague a creusé de nouveaux concepts, élaboré de nouvelles formes d'écriture, démontrant ainsi que le rendu de l'image pouvait être secondaire ou différent, et les mécaniques parfois appauvries sinon contournées au profit du sens et du commentaire.

Papers Please © Steam

Le cinéma n'est pas un horizon fatal : dans un style graphique propre à son matériau d'origine, l'adaptation du comics The Walking Dead (2012) s'est imposée comme un jeu poignant et complexe, une expérience unique de l'altérité et de la barbarie, sans simuler l'image réaliste du vivant au moyen d'une technologie lourde. Mais si on l'observe de plus près, on se rend compte que The Walking Dead doit sa réussite à son écriture, et à une mécanique de jeu qui réussit à mettre en scène un scénario grâce à des dialogues fluides, naturels, comme « filmés / joués », et auxquels le joueur participe. À l'instar du cinéma, pour le coup. Si le cinéma n'est pas l'avenir du jeu vidéo, il constitue sans cesse un horizon à partir duquel ce dernier évolue. Mais vers quoi ?


Auteur : Jérôme Dittmar, journaliste, critique de cinéma et de jeux vidéo. Supervision : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.

SUITE

 

 

Enregistrer