Masha et Michka

En juin 2015, le cinquantième épisode de Masha i Medved (en français : Masha et Michka, ou Macha et l'ours) est enfin visible en France ! Il convient de célébrer l'événement : cinquante opus, ça ne fait pas un jubilé, mais une série d'animation particulièrement jubilatoire. L'enthousiasme ne pouvant être que subjectif, je me permettrai, une fois n'est pas coutume dans le cadre d'Upopi, de commencer le présent texte à la première personne.

À l'origine, il y a un séjour dans un hôtel tourangeau. N'ayant plus la télévision à domicile, je fais partie des gens qui prennent plaisir à renouer avec le zapping lorsqu'ils sont en déplacement. Un matin, je tombe ainsi sur les programmes à destination des enfants. Bien que resté très jeune d'esprit, je suis vite rebuté par la bouillie audiovisuelle qui se déverse sur le petit écran, où se confondent vitesse et précipitation, enfance et infantilisme. Toutefois, à un moment donné, mon attention est ravivée. Tiens ! Un vrai rythme (gags nombreux, mais pas surabondants), une véritable ambiance, des moments vraiment charmants (et pas seulement mignons)... Je crois à un heureux hasard ponctuel, mais la chaîne diffuse un deuxième épisode de la même série qui confirme ma première impression. Je suis conquis.

 

L'Ancien et le Nouveau

Masha et Michka a été diffusée initialement dans un programme pour enfants de Rossiya 1, la première chaîne de télévision publique russe. Autant que sa réussite, sa russité saute au yeux : Masha est une petit fille espiègle et blonde portant fichu et tablier, et Michka est un ours — emblème animal du pays — vivant dans une isba au milieu de la forêt (peut-être est-il ainsi nommé en souvenir de l'ours-mascotte des Jeux olympiques d'été qui eurent lieu à Moscou en 1980). En ces temps de méfiance à l'égard des émanations idéologiques du pays dirigé par Vladimir Poutine, on craint a priori que Masha et Michka ne soit une pub déguisée pour une Russie intemporelle.

Mais cette crainte s'avère finalement infondée, et la série a d'ailleurs une façon bien à elle d'allier archaïsme et modernité. Un seul exemple : dans l'épisode n° 32 (Quand tous se retrouvent), le petit manchot, fils adoptif de Michka, revient du pôle Sud voir son père à bord d'un bien frêle avion-jouet, mais dans l'isba c'est grâce à un radar sophistiqué que l'ours détecte son arrivée... Malgré l'apparence ancienne du petit monde forestier et champêtre dans lequel la série se déroule, les références à la technologie et à la culture modernes apparaissent avec une sorte d'évidence, loin de la vulgarité des studios Dreamworks lorsqu'ils font dans l'anachronisme ostensible (dans la série des Shrek, par exemple).

La même élégance préside à la façon dont la série se souvient des œuvres du passé. Côté contes, on croise entre autres des références à Cendrillon, à Pinocchio, à Alice au pays des merveilles et à Pierre et le loup, mais le cinéma d'animation n'est pas en reste avec des réminiscences précises de Tex Avery (en particulier de Droopy's Double Trouble et de King Size Canary  cf. l'image ci-dessus). Buster Keaton, les films « à point de vue relatif » de type Rashomon et la comédie musicale américaine sont également cités, et l'amateur du cinéma de l'époque soviétique reconnaîtra même une reprise d'une attitude de la sorcière de Viy (film fantastique adapté d'un conte de Nicolas Gogol, vu par trente-trois millions de Russes à sa sortie en 1967  cf. l'image ci-dessous). Le tout sans jamais verser dans le clin d'œil complaisant, fût-ce à la faveur d'une évocation fugace du Scream de Wes Craven : pour reprendre la dernière phrase de La Règle du jeu de Jean Renoir, « Ça devient rare, mon cher, ça devient rare ! »

 

Les ours et les enfants d'abord

Mine de rien, ce qui se noue entre cette petite fille — qui se laisse guider par le seul principe de plaisir —, et cet ours bien léché — être de culture et de savoir-faire variés, à la fois exaspéré par la vitalité débordante de cet électron libre en fichu et d'une bienveillance sans fin à son égard —, ce n'est rien moins qu'une des plus belles relations entre un enfant et un adulte qu'il m'ait été donné de voir sur un écran depuis longtemps. On pourrait la comparer à celle qui unit Calvin et Hobbes, les personnages éponymes de l'excellente bande dessinée de Bill Watterson.

Masha et Michka ne bêtifie jamais, et témoigne souvent au contraire d'une surprenante maturité. Dans l'épisode n° 29 (Le Hit de l'été), Michka échoue à séduire l'ourse dont il est amoureux en interprétant à la guitare Les Yeux noirs, la chanson traditionnelle russe. Il en conçoit une sévère dépression, qui se traduit par un mélange d'apathie et de boulimie démesurée. Masha se met en tête de rajeunir l'image de son ami, et entraîne tout le petit peuple de la forêt dans une formation de rock endiablée, à laquelle la belle ourse ne reste pas insensible. Michka se prend au jeu et, relooké en guitar hero, commence à jouer pour cette dernière... Les Yeux noirs, ce qui débouche sur un nouveau fiasco ! À l'issue de cette mésaventure qui désamorce in extremis la mièvrerie du happy end, Michka pourrait reprendre à son compte la phrase du scorpion à la grenouille, dans la fable que raconte Orson Welles dans Mr Arkadin : « I can't help it, it's my character. »

 

Un esprit artisanal en 3D

Les amateurs de cinéma d'animation émettront une réserve : Masha et Michka ne se revendique pas comme une œuvre « d'auteur » (bien que la série ait un créateur : Oleg Kozouvkov, pour le studio russe Animaccord). Son esthétique étant grosso modo celle du meilleur cinéma d'animation grand public en images de synthèse, il ne faut pas en attendre quelque renouvellement formel. On pourra regretter que le cinéma d'animation des « pays de l'Est », riche d'une longue tradition, se conforme aux canons dominants venus des États-Unis. Mais c'est peut-être justement du côté d'une qualité traditionnelle qu'il faut apprécier Masha et Michka, dont tous les aspects visuels (couleurs, « lumières », rendu des objets), fût-ce au sein de cette esthétique héritée de John Lasseter, sont extraordinairement soignés (la maîtrise et le tact artisanaux dont l'ours fait preuve dans chacun des travaux qu'il entreprend ont un rapport évident avec l'exigence formelle de la série). Autant que d'accompagner les aventures singulières d'artistes indépendants, il importe d'être attentif aux efforts que déploient d'actuelles productions télévisées pour enfants, que rien n'empêcherait a priori de tomber dans la médiocrité industrielle de la diffusion de masse.

Initiée en 2009, Masha et Michka est programmée en France dans l'émission Zouzous, sur France 5, mais on peut voir tous les épisodes en qualité haute définition sur la chaîne MashaMedvedTV du portail Youtube. La série y est diffusée en version originale non sous-titrée : passé une phase d'accommodation, il y a fort à parier qu'un enfant n'y verra pas d'inconvénient (d'autant moins s'il est sensible à la musicalité de la langue russe). Non seulement la voix malicieuse de la petite Masha perd beaucoup dans la version française (seule à figurer dans l'édition vidéo actuellement distribuée par Universal), mais Masha et Michka retrouve, sans aucun volontarisme nostalgique, le charme et l'efficacité narrative du cinéma muet. Entourée d'animaux, la fillette est la seule à user d'un langage humain (quoique manifestement fantaisiste) ; son personnage est d'une telle richesse d'expression, et le récit est mené avec tant de clarté et de force d'évocation visuelle que l'on comprend tout, même si l'on ne parle pas un traître mot de russe !

 

Auteur : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.

P.S. : place aux images animées avec l'épisode n° 24, Smachnoho — en français : Bon appétit !