Handisport et cinéma

Si la représentation du sportif en situation de handicap est encore très marginale aujourd'hui sur le grand comme le petit écran, elle n'en demeure pas moins salutaire et révélatrice du traitement accordé au handicap dans nos sociétés. 

Sport, film et handicap

Sport moderne et cinéma sont, dès leurs naissances à la fin du XIXe siècle, intimement liés. Les premières images cherchant à reproduire et à étudier le mouvement représentaient déjà des corps sportifs en action : citons par exemple les chronophotographies d’Etienne-Jules Marey, les travaux de Georges Demenÿ, lui-même enseignant de gymnastique, à l’origine des premiers ralentis sportifs à l’Ecole de Joinville au tout début du XXe siècle ou, de l’autre côté de l’Atlantique, Cheval Annie G. au galop (et de son jockey) publié par Eadweard Muybridge en 1887 (dans Animal Locomotion), animé en 2006 et au cœur du film Nope de Jordan Peele (2022).

Mais ces corps que l’on observe pour les rendre plus performants, dessinent déjà une norme largement blanche, jeune, masculine et toujours validiste. Sont donc déjà exclues des images de corps sportifs, les corps féminins, âgés et handicapés. Pourtant, l’OMS rappelle, dans un article publié le 7 mars 2023 qu’1,3 milliard de personnes, soit 1 personne sur 6 dans le monde, sont atteintes d’un handicap important. Aux Etats-Unis, en mai 2023, le CDC estime qu’1 personne sur 5 est atteinte de handicap, et la part atteint les 27% chez les adultes. Or, les personnages vivant avec un handicap sont très peu présents dans les médias. GLAAD (1) comptabilisé, en 2020, un pourcentage de 3,5 % des personnages de séries américaines porteurs de handicap (ils étaient moins de 1% avant 2014). En France, le Baromètre de la diversité du CSA dévoile des chiffres encore plus bas, traduisant l’invisibilité du handicap sur les écrans, puisque seul 0,6% du total des individus indexés en 2020 est perçu comme étant en situation de handicap. Cette sous-représentation s’articule par ailleurs avec la question de l’emploi des acteurs en situation de handicap puisque 95 % des protagonistes handicapés sont joués par des personnes valides . Dans ce contexte de marginalisation, et alors que 87% des personnes en situation de handicap déclarent que faire du sport ou une activité est essentiel pour leur bien-être (2), cet article entend interroger la place du handisport au cinéma.

Peu de films

Un premier constat s’impose : il est difficile de trouver des films mettant en scène des sportifs atteints de handicap avant le milieu des années 2000. Il existe toutefois des exceptions, comme le film de Takeshi Kitano, A scene at the sea (1999), qui raconte l’histoire d’amour entre un jeune éboueur sourd muet passionné de surf et une jeune femme également sourde-muette. Ce film est particulièrement intéressant parce qu’il fait écho aux pionniers du handisport que furent les membres de la Fédération Sportive des Sourds-Muets de France, fondée en 1918 (et qui organisèrent le premier événement sportif autour d’un handicap en 1890, l’amicale Paris-Versailles Sourds). Outre cet exemple, le handicap est surtout perçu comme une condamnation pour le sportif, empêché de pratiquer en raison de sa nouvelle condition. C’est l’histoire racontée dans le biopic Vainqueur du destin (Sam Wood, 1942), dans lequel Gary Cooper interprète le joueur de baseball Lou Gehrig, contraint d’arrêter sa carrière en raison d’une forme rare de sclérose en plaques.

Super-héros ?

Cependant, on constate à partir des années 2010, une augmentation significative des films mettant en scène des personnages sportif handicapés. Cette nouvelle visibilité cinématographique du handisportif s’explique en grande partie par la montée en puissance médiatique des Jeux Paralympiques et le triomphe des Jeux de Londres en 2012 (3).

Qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction, le récit privilégié est alors celui de l’athlète super-héroïque, doté de capacités physiques et mentales hors-normes, au-delà même du sportif de haut niveau valide. Cela se traduit par des films diffusés sur France TV en même temps que les Jeux paralympiques de Rio en 2016 (Les super-héros, Elsa Lhéritier et Delphine Valeille), ou en partenariat avec les Jeux Paralympiques (Comme des Phénix : L’esprit paralympique, Ian Bonhôte et Peter Ettedgui, 2020). Les deux films partagent, au regard de leurs budgets respectifs, un récit inspiré des films de super-héros.

Le prologue de Les super-héros présente ainsi les athlètes comme des personnages de comics, par la voix off (« son arme ultime : sa résistance à la douleur, au-delà de l’entendement », à propos de Sandrine Martinet, judokate malvoyante qui termine un combat avec une cheville fracturée ou « son pouvoir à lui, c’est son torse de colosse » à propos de Mathieu Bosredon en handbike) mais aussi par la mise en scène (clair-obscur, gros plan de muscles, du visage dans l’effort, ralentis, mise en place du « costume » (kimono) et des « accessoires » (prothèses). La structure même du documentaire est conçue en fonction de points incontournables de la construction du super-héros, avec une partie intitulée « La blessure originelle » et une autre « La double identité ».

Le documentaire Comme des Phénix : L’esprit paralympique, diffusé sur Netflix en partenariat avec le comité paralympique évoque les Jeux paralympiques de Londres, de Rio et va se décliner dans des films consacrés aux Jeux de Tokyo, Paris 2024 et Los Angeles 2028. L’analogie super-héroïque y est encore plus poussée. Le lien est rendu explicite par la voix off qui évoque en particulier Marvel et les Avengers, sur des images qui reprennent le principe du générique de fin d'Avengers, l’ère d’Ultron avec ses personnages statufiés. Le tout est accompagné de la musique de Daniel Pemberton, compositeur britannique à qui l’on doit notamment la musique de trois films mettant en scène Spiderman (4)  et de Birds of Prey (et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn) (5).

Photogramme issu du générique de Comme des phénix : L’esprit paralympique d'Ian Bonhôte et Peter Ettedgui, (Netflix, 2020).

Photogramme issu du générique de fin d'Avengers : l’Ère d’Ultron, Joss Whedon, 2015 (Marvel Studios, 2015).

We are people (?)

En réponse à cette imagerie qui renvoie finalement à une autre marginalité, d’autres films font le choix d’évoquer le parcours de vie des athlètes sans occulter ni héroïser les difficultés quotidiennes qu’ils traversent. C’est le cas de We are people (Philippe Fontana, 2022) et de La vie acrobate (Coline Confort, 2023). Raconté par Michaël Jérémiaz, champion de tennis fauteuil multi-médaillé et « super-héros » de documentaires précédents, le film de Philippe Fontana fait le choix d’inclure le sportif handicapé dans une histoire collective du sport et des discriminations. Le réalisateur et le sportif se sont associés pour ce film et ont co-fondé Les Gros Films en 2019, pour « produire et réaliser des films qui contribuent à l’amélioration de la condition des personnes exclues ou discriminées dans nos sociétés », « faire bouger les mentalités » et faire « des films qui parlent de femmes et d’hommes, avant de parler de leur handicap».


Un plan large pour exister dans l’espace public et « normaliser la différence », selon le crédo de Michael Jérémiasz, narrateur de We are people (Canal studio, 2022).

 

Avec La vie acrobate, la réalisatrice Coline Confort pensait faire un film sur la performance sportive, celle de Silke Pan, championne de handbike et de para-triathlon depuis 2012, en route pour les Jeux de Tokyo. Mais l’envie de la réalisatrice est avant tout de raconter la vie d’un personnage, Silke, qui l’oblige à repenser son film au fur et à mesure de son retour « sur les mains ». Car Silke Pan est une artiste de cirque, acrobate et trapéziste, et 14 ans après la chute qui l’a rendue paraplégique, elle redécouvre les sensations de la vie en équilibre, et devient fin 2021 la seule artiste de cirque paraplégique au monde. Coline Confort s’attache donc à suivre l’évolution spectaculaire d’une athlète handisport redevenant acrobate et artiste, sans jamais esquiver les douleurs et les problèmes physiques propres à son handicap. Pour autant, la mise en scène utilise des procédés qui évitent toute condescendance ou misérabilisme en se concentrant sur le visage de son héroïne qui s’illumine au fur et à mesure qu’elle retrouve ses sensations, puis sur son corps en perpétuel mouvement, toujours en train de s’étirer, de s’échauffer, dans tous les sens.

Silke Pan retrouve le plaisir de la piste de cirque et du travail « sur les mains ». Sur les mains de Audrey Espinasse, Sami Lorentz (La ToileBlanche, 2018).

 

We are people, en montrant ses personnages et son narrateur dans leur vie quotidienne, en interaction et en déplacement, et La vie acrobate luttent contre l’idée d’un corps immobile et empêché, souvent reliée au corps paraplégique, trop souvent perçu et représenté comme « coincé » dans son fauteuil.

Le film « adapté » : repenser le cinéma grâce au handicap

Les Jeux Paralympiques inspirent aussi la fiction. Un épisode peu glorieux en particulier, a entraîné la mise en chantier de plusieurs films. Lors des Jeux paralympiques de Sydney en 2000, l'équipe masculine d'Espagne de basket déficiente intellectuelle avait remporté la médaille d'or. Médaille qui lui fut enlevée lorsque le comité paralympique espagnol s'était rendu compte que 10 des 12 joueurs de l'équipe n'avaient aucun handicap mental. Cette fraude a entraîné l’exclusion des handicapés mentaux des Jeux paralympiques jusqu’en 2009 !

En France, Vianney Lebasque a choisi de raconter l’histoire en s’intéressant surtout aux interactions entre les vrais et faux déficients mentaux dans Chacun pour tous (2017). Mais ce tragique événement a surtout inspiré le réalisateur espagnol Javier Fesser, dont le film Champions (Campeones) est récompensé de 3 Goya en 2019 a fait l’objet d’un remake américain sorti en mars 2023 aux Etats-Unis (Champions, Bobby Farrelly) . À partir d’une même histoire (un entraîneur de basket professionnel est condamné à des travaux d’intérêt général consistant à entraîner des joueurs de basket déficients intellectuels) (6), les deux films ne proposent pas le même récit. Beaucoup plus frontal dans sa manière d’aborder les problèmes de discriminations subies par les personnages (l’entraîneur par exemple, ne comprend pas pourquoi on ne peut plus dire « débile »), le film original espagnol se distingue du remake avant tout par la place qu’il donne à ses personnages. Dans le film américain, le coach joué par Ed Harris est présenté comme un séducteur qui ne veut pas s’engager, jusqu’à ce qu’il retrouve la sœur d’un membre de l’équipe qu’il doit coacher. La romance potentielle entre les deux « valides » est au cœur du film, au détriment du développement des personnages de l’équipe de sport adapté. Au contraire, dans le film de Javier Fesser, les personnages handicapés ne servent pas de faire-valoir au coach Marco, finalement assez minable et très lâche, tant dans sa vie personnelle que professionnelle. Le film de Fesser a été adapté en fonction des personnalités des acteurs en situation de handicap, ce qui leur a permis de jouer une interprétation d’eux-mêmes. L’ensemble du film peut être analysé, et comparé à son remake qui déplace l’intérêt narratif de l’équipe à la star (Ed Harris), mais la dernière image et le générique de fin cristallisent les choix antagonistes de mise en scène. À l’esprit d’équipe mettant en valeur l’humour, la solidarité et l’intelligence de l’équipe dans Campeones, se substitue la réussite individuelle du coach valide (et star) dans Champions.

Scène finale et esprit d’équipe dans Campeones (Atípica Films; Sacromonte Films; Antena 3 Films, 2018).

 

 Scène finale et réussite individuelle du coach valide dans Champions (Gold Circle Entertainment, 2023).

 

Dans la continuité du film le générique de fin de Campeones s’attache à faire des portraits individuels, en plans larges, des membres de l’équipe (sans y inclure le coach), tandis que Farrelly propose une mise en scène inégalitaire, distinguant les valides (par des plans individuels et dans lesquels on entend leur voix) et les handicapés (en groupe donc non-individualisés et en playback).

 

                                

                                

                                

                            Une mise en scène qui starifie et individualise les héros valides dans Champions.

 

                       

                      

               Une belle galerie de portraits de l’équipe de basket adapté dans le générique de fin de Campeones.

 

La comparaison de Campeones et de son remake montre bien que la question de la représentation n’est pas qu’une question de présence à l’écran, mais surtout de mise en scène.

À partir d’un même corps, le cinéma, qu’il soit de documentaire ou de fiction, peut raconter l’histoire d’un super-héros, d’une renaissance, d’un père ou d’une mère de famille athlétique, d’un faire-valoir pour héros en quête de rédemption ou d’une équipe soudée. Gageons que les prochains films mettant en scène le handisport et le sport adapté offre toujours plus de diversité !

 

Texte : Mélanie Boissonneau, enseignante-chercheuse en cinéma et audiovisuel à l’Université de La Sorbonne-Nouvelle. Ciclic : 2023.



(1) GLAAD (association américaine de veille médiatique œuvrant à dénoncer les discriminations et les attaques à l’encontre des personnes LGBT au sein des médias) 
(2) Chiffres de la Fédération Française Handisport
(3)La naissance de ce que l’on nomme aujourd’hui Jeux paralympiques est en grande partie due à un médecin allemand, exilé en Grande-Bretagne, qui organisa en 1948, en même temps que les Jeux olympiques de Londres, la première compétition sportive pour soldats en chaise roulante. En 2012, les Jeux de Londres lui rendront hommage avec un slogan « Paralympics are coming home » et l’une des mascottes nommée « Mandeville », en hommage à Stoke Mandeville, le village qui abrite le Centre National des lésions de la colonne où exerce le docteur Guttman.
(4) Spider-man : New Generation (Peter Ramsey, Bob Persichetti et Rodney Rothman, 2018), Spider-Man : Across the Spider-Verse (Joaquim Dos Santos, Kemp Powers et Justin K. Thompson, 2023) et Spider-Man: Beyond the Spider-Verse (Joaquim Dos Santos, Kemp Powers et Justin K. Thompson, 2024).
(5) Birds of Prey (et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn) de Cathy Yan, 2020
(6) Dans les résumés des films (espagnol et américain), on retrouve les termes « déficients intellectuels » et « déficients mentaux ». En France, les personnes en situation de handicap mental et/ou psychique peuvent adhérer à la Fédération Française du Sport Adapté.