Eût-elle été criminelle... - Analyse du film

Du défilé au défilement

« La victime était-elle coupable ? L'était-elle plus que ceux qui l'avaient dénoncée, que ceux qui l'insultaient ? Eût-elle été criminelle, ce sadisme moyenâgeux n'en eût pas moins mérité le dégoût. » C'est à un texte de Jean-Paul Sartre, publié le 2 septembre 1944 dans le journal Combat, que le film de Jean-Gabriel Périot emprunte son titre, son sujet et son parti pris. Le sujet : les femmes tondues, au cours des journées de la Libération, en châtiment de leur supposée collaboration, l'accusation portant le plus souvent sur de simples relations sexuelles avec des Allemands. Le parti pris : une dénonciation sans équivoque de cette pratique qui, au nom du patriotisme triomphant, rétablissait de façon violente à travers un châtiment sexué le contrôle du corps des femmes par la société, et transformait les « collaboratrices horizontales » en boucs émissaires. Le titre : une citation tronquée, dont le sens n'est pas ambigu mais demeure implicite, à l'image d'un film qui efface les repères historiques et géographiques pour mieux donner cours aux puissances du montage, et met en œuvre avec une grande efficacité une forme de « direction de spectateur » à visée critique, par le biais d'un triple travail : sur le rythme, en faisant varier celui du défilement des images ; sur la reprise, en donnant à voir plusieurs fois un même plan, recadré de façon à en guider la lecture ; sur le son, via une déstructuration de la Marseillaise qui fait écho à celle des images, et leur donne sens en se substituant à tout autre commentaire.

L'accélération du défilement des images dans la première partie du film pourrait dans un premier temps paraître épouser, ironiquement, le rythme du « Blitzkrieg », cette guerre-éclair menée par les troupes hitlériennes qui déferlent sur l'Europe. Mais c'est à la même vitesse épuisante que se succèdent Occupation, contre-offensive, débarquement : le retour à la vitesse normale semble donc faire écho au retour à la vie normale, une double « libération » ayant lieu à l'écran et pour le spectateur. Pourtant, le soulagement est de courte durée : la mécanique se grippe, le ralenti étire des plans qui devraient être joyeux et suscite un étrange malaise, un sentiment d'étrangeté, jusqu'à ce qu'apparaissent dans le champ les scènes de tonte. Cette fois, ce n'est plus le rythme en tant que tel qui est insoutenable, mais le spectacle qu'il nous donne le temps de contempler, avec ce sentiment que l'Histoire, à nouveau, déraille.

La seconde partie s'oppose donc à la première par sa durée – ralenti et répétitions combinées –, et également par son noir et blanc uniforme, qui prend ici des connotations funèbres. Mais elle lui fait écho par le biais de certains motifs récurrents, dont celui qui ouvre le film : le motif du défilé. De la grande parade de la fête de Jeanne d'Arc en 1938, à la sinistre promenade publique des tondues, en passant par les innombrables défilés militaires, qui se prolongent en ces marches de combat exaltées par le refrain de la Marseillaise, se met en place un système d'échos qui fait apparaître deux visages de la France et du patriotisme, indissociables l'un de l'autre comme l'endroit et l'envers d'une médaille. Défilé-défilement : en portant atteinte au rythme de défilement des images, en nous forçant aussi à les revoir, le film semble s'insurger dans sa forme même contre la marche aveugle d'une certaine histoire, qu'il prend à contre-pied et dont il détourne les emblèmes. Ainsi de ces « V » de la victoire, qui nous apparaissent par le biais des recadrages successifs comme des cornes au-dessus de la tête de l'une de ces tondues que l'on traite comme des trophées de chasse, ainsi surtout de cette Marseillaise qui par deux fois se met à bégayer et se dissoudre dans des échos pour le moins inquiétants. La première disparition de l'hymne national coïncide logiquement à l'écran avec l'écrasement de la France, sa réapparition avec ces journées de Libération où il fut en effet chanté. Mais lorsqu'il patine à nouveau, c'est pour nous annoncer sous quelle forme pervertie il va reparaître : ses « mâles accents », portés par la voix d'une soliste qui fut l'un des modèles du buste de Marianne, font un écho troublant à ce retour du guerrier que fut aussi, dans certains de ses aspects, la Libération.

Laurence Moinereau, 2009