Quand les pays divorcent
Le point de départ du film vient de mon enfance. J’avais ce nom de famille, Stoïanov, dont je ne savais pas l’origine exacte. Je ne connaissais pratiquement pas la famille du côté de mon père, ne parlais pas russe et n’avais jamais été en Russie. Les gens me demandaient d’où venait mon nom et cela m’agaçait de ne pas savoir répondre. Du coup, quand j’ai choisi un sujet pour le diplôme de fin d’études des Beaux-Arts, ces questions se sont imposées et j’ai décidé de faire un travail autour de mon grand-père. Mon travail se composait d’un côté de croquis pour témoigner de mon quotidien, d’autre part de photos de famille retrouvées et de certaines des photos prises par mon grand-père (architecte, il pratiquait la photographie, le dessin et le piano), collées et retravaillées dans une sorte de journal. J’ai aussi rencontré tous mes oncles et tantes du côté Stoïanov. C’est ainsi que j’ai revu Irène et que j’ai enregistré un entretien avec elle sur un magnétocassette. Cette rencontre m’a bouleversée et en rentrant j’ai dû « vomir » des dessins sur son histoire.
Trouver sa voix
Cet entretien a été la pierre d’achoppement et le fil rouge du film. Avec Jean-Charles Finck, nous avons construit le scénario sur ce fil ténu de réel sonore qui tranchait avec l’onirisme des images. Mais au dernier stade du travail, nous avons dû y renoncer à cause de la qualité technique très insuffisante de la bande, qui nuisait à la compréhension du film, et je me suis résolue à faire interpréter le rôle d’Irène par une comédienne, et à interpréter mon propre rôle. Finalement, la rencontre avec la comédienne Lucienne Hamon a été formidable. Elle s’est totalement identifiée à Irène et a réussi à faire en sorte qu’on puisse vraiment croire que c’est Irène qui parle. Elle-même a des origines russes et a vécu un passé en certains points similaire à celui d’Irène. Cette proximité me semblait nécessaire.
Des images et des lettres
Le film part d’une réalité pour la réinventer. J’avais de la Russie une connaissance approximative et c’était cette Russie imaginaire que je voulais représenter. Mes influences ont été surtout visuelles, allant de l’illustrateur de livres pour enfants Bilibine et des peintures traditionnelles orthodoxes sur bois à Alexandre Rodtchenko et El Lissitski, leurs peintures, photomontages et affiches de propagande. En littérature, j’étais attirée par certains auteurs tels qu’Andreï Makine ou Nina Berberova, dont l’itinéraire va, comme celui d’Irène, de Russie en France. L’alphabet cyrillique, que je ne déchiffre pas, a aussi été une inspiration visuelle importante. Mon but était de recréer un univers à partir de ces influences croisées, après me les être réappropriées : j’ai donc systématiquement transformé ce que j’utilisais. Je me suis même mise en scène pour reproduire une des affiches d’Alexandre Rodtchenko [Knigi, dit parfois La Femme au foulard, à 3 min 52], de cette façon j’habitais physiquement la citation. Je n’ai pas voulu aller en Russie, connaître « en vrai » ce pays qui me hantait, avant d’avoir terminé le film, afin d’être sûre de dépeindre la Russie que j’avais recréée dans mon esprit étant enfant.
Le coup de main
Ce désir de faire passer par le prisme de ma réinterprétation tous les éléments hétéroclites qui composent le film m’a poussée à faire l’essentiel du travail d’animation, de décor, de composition, de couleur et de trace moi-même, alors que j’étais novice dans ce métier. J’aurais pu confier davantage de travail à d’autres, ce qui m’aurait permis de finir le film plus vite, mais j’avais du mal à m’en séparer et à en remettre quoi que ce soit entre d’autres mains, mises à part celles de Jean-Charles, qui faisait le montage image et son, et dont l’esprit de synthèse a structuré efficacement mon film. Quand le projet du film est né, j’avais un fouillis d’images en tête, que j’avais du mal à ordonner pour en faire une narration intelligible. C’est en cela que Jean-Charles m’a apporté une aide précieuse. Il m’a semblé intéressant d’incarner ce regard extérieur sur moi : je lui ai donc demandé de réaliser la partie du film qui dépeint mon entretien avec Irène. Sa manière de dessiner donne à ces images un style très différent du reste du film et apporte, si ce n’est un regard objectif, une autre subjectivité que la mienne dans le film.
Trouver son lieu
Ce qui m’a permis de me reconnaître dans le récit d’Irène, c’est le lien que je ne pouvais m’empêcher de faire entre son enfance et la mienne, mais aussi la comparaison entre le déchirement de son pays en deux factions ennemies et l’antagonisme de ses deux familles. A mon échelle, j’ai connu un déchirement durant toute mon enfance, celui du divorce de mes parents et de l’opposition farouche entre leurs familles. Dans le film, je tente ce rapprochement entre les bouleversements individuels et historiques. La petite histoire des guerres familiales et la grande Histoire des pays qui divorcent. Ces drames, qu’ils soient humains ou historiques, ne laissent que peu de place à l’enfant qui s’y trouve pris. Faire ce film, c’était tenter de trouver ma place, c’était une façon de se créer un lieu d’existence, qu’il soit réel ou imaginaire.
Propos recueillis par Eugénie Zvonkine (2008).
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