Demeures de salauds - 4. La maison qui se met à nu

Une des données fondamentales de l’architecture moderne est la transparence. Ouvrir l’intérieur vers l’extérieur, gommer les limites, faire un avec l’environnement, et surtout amener la lumière et la santé — selon les termes de l'architecte français d'origine suisse Le Corbusier.


Heat
(1995) de Michael Mann

Dans Heat, la demeure du braqueur de banques Neil McCauley (Robert de Niro) suit ces règles d’ouverture et de luminosité. En accord avec son approche visuelle très stylisée voire minimaliste, inspirée des films policiers de Jean-Pierre Melville, le réalisateur Michael Mann ne montre que très peu la maison en question (probablement un décor construit pour les besoins du film). Pourtant, les quelques plans qui montrent McCauley dans cette villa définissent de manière saisissante ce personnage solitaire, qui ne s’attache à rien pour pouvoir partir à tout moment. Les limites de la maison sont gommées au profit des vues sur l’océan. C'est un écrin rationnel où souvenirs et sentiments sont absents : un dispositif de mise en scène qui souligne l’état d’âme de son occupant.

À noter que cette stylisation visuelle de l'architecture se trouve déjà chez Michelangelo Antonioni, qui place souvent non pas des personnages hors-la-loi mais de belles jeunes femmes en manque d’amour devant d'immenses baies vitrées avec vue imprenable pour souligner la mélancolie et la solitude de celles-ci : Jeanne Moreau dans La Nuit (La notte, 1961), Monica Vitti dans Le Désert rouge (Il deserto rosso, 1964), Daria Halprin dans Zabriskie Point (1970).

Montage d'images fixes en lien avec le texte ci-dessus.


The Big Lebowski
(1998) de Joel et Ethan Coen

La Sheats Goldstein Residence, avec ses grands espaces intérieurs ouverts, est probablement la plus connue des villas conçues par l'architecte John Lautner. Elle est bien visible dans le film The Big Lebowski : « le Dude » (Jeff Bridges) y est accueilli par un producteur de films porno aussi mielleux que vénéneux (magnifiquement interprété par Ben Gazzara). Avant d’être drogué par celui-ci, notre héros foutraque a tout juste le temps de faire un commentaire admiratif au sujet de cette architecture et de se vautrer sur le célèbre et très chic canapé cuir-béton.

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L'Oiseau au plumage de cristal
(L'ucello dalle piume di cristallo, 1970) de Dario Argento

Dario Argento utilise la transparence comme idée de base pour construire une scène de meurtre complexe dans son premier giallo, L'Oiseau au plumage de cristal. Un passant est témoin d’une agression à l’intérieur d’une galerie, protégée de la rue par un énorme sas vitré. Il entre dans le sas pour secourir la jeune femme, mais la porte est verrouillée. Le tueur finit son œuvre tandis que notre personnage reste coincé, impuissant, à l’intérieur de cette prison de verre. Condamné à attendre l'arrivée de la police, il ne peut ni aider la fille qui meurt ni attraper le tueur lorsqu'il s'enfuit. Argento se sert de l’architecture transparente pour augmenter le suspense de la scène. Le héros devient, comme le spectateur, un voyeur passif des événements.

Montage d'images fixes en lien avec le texte ci-dessus.


Shame
(2011) de Steve McQueen

Entre 1926 et 1930, aux États-Unis, le cinéaste russe soviétique Sergueï Mikhailovitch Eisenstein voulut porter à l’écran The Glass House, l'idée d'un film entièrement tourné dans un immeuble en verre. Son modèle était un projet de gratte-ciel de verre à Berlin de l'architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe, en 1922. Dans la conception d'Eisenstein, ce n'était pas seulement la façade de l'immeuble montré à l'écran qui aurait dû être en verre : tout, le sol, les murs et même les canalisations étaient censés être transparents, afin de montrer la vie de ses occupants de façon panoptique, dans le moindre détail et sans aucune possibilité d'intimité. Il ne subsiste que quelques notes et croquis de ce projet (cf. S. M. Eisenstein, Glass House - Du projet de film au film comme projet, Les Presses du réel, 2009) et il est regrettable que personne n’ait essayé d'en reprendre l'idée.

Toutefois, une scène de Shame en illustre le principe quand Brandon (Michael Fassbender) et une prostituée délaissent le grand lit confortable pour faire l’amour contre une baie vitrée — position qui demande une certaine dextérité. Est-ce seulement le désir de jouir en même temps de la vue magnifique sur New York qui les pousse à être à ce point décomplexé par rapport à la transparence ? L’exhibitionnisme assumé s’explique ici par le sujet du film, qui conte les aventures d’un obsédé sexuel. Cette obsession est liée à une soif de domination et d’exhibitionnisme, visuellement soulignée à travers l’architecture.

Montage d'images fixes en lien avec le texte ci-dessus.

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Auteur : Patrick T. Klein, architecte. Ciclic, 2018.